2017, l'année de King Gizzard and the Lizard Wizard
Comme vous l'avez sûrement lu si vous êtes arrivés ici, la rédaction de Tetra s'est lancée le défi de couvrir l'actualité musicale. À raison d'une sortie par semaine, le meilleur (et le pire, espérons-le, sinon ce ne serait pas drôle) de ce qui se fait en major comme en indé vous sera généreusement chroniqué. Et ne cherchez pas, on est meilleurs que les Inrocks. Et non, on ne garantit pas le bon goût.
Afin de marquer le coup, le premier article sera sûrement (beaucoup) plus conséquent que la moyenne et aura une forme un peu particulière. Tetra, le média de la quatrième promotion de l'Académie ESJ, vous souhaite la bienvenue en 2017 (oui, fin novembre) et sa richesse musicale.
source image : kinggizzard.bandcamp.com
Journal du Gizz
11 novembre 2016 :
King Gizzard and the Lizard Wizard, ou le Roi Gésier et le Sorcier Lézard en la langue de Philippe Manœuvre, est un groupe australien originaire de Melbourne, blablabla... Non, en fait, le Gizz c'est rock'n'roll ! Rien d'autre n'aura d'importance. La bande à Stu McKenzie a sorti 12 LPs depuis 2012 et enflammé des centaines de salles. Ils disent être garage dans l'âme, on les dit psychédéliques, parce qu'on les aime. Leur dernière sortie (leur unique sortie de 2016 d'ailleurs, que se passe-t-il ?), Nonagon Infinity, a pu être décrite comme du "psych-metal-jazz-prog"... Je n'ai rien d'autre à dire, faites-en ce que vous voulez. En revanche, vous vous devez d'écouter ces 42 minutes bestiales.
Mais dans l'année qui va suivre, l'attention va particulièrement se porter sur eux. En cause, leur toute récente annonce de sortir cinq albums en 2017, conjointement à la sortie du clip du premier single du premier album prévu, Rattlesnake provenant du déjà sobrement nommé Flying Microtonal Banana. À l'image des Thee Oh Sees et de Ty Segall, qui souffriront d'ailleurs la comparaison toute l'année qui va suivre si King Gizzard se tient à son engagement (ce dont personne ne doute), ce sont des musiciens boulimiques, on le sait. Mais allier la qualité à ce défi d'envergure ? La tâche sera aussi fastidieuse que d'écrire à chaque fois entièrement le nom de leur groupe jusqu'à la fin de cet article.
24 février 2017 - Flying Microtonal Banana :
Moins de deux mois et déjà le premier projet est entre nos oreilles. Si mes calculs sont bons, on sera fixés en octobre. Facile.
Bref, pour Flying Microtonal Banana, non contents de démarrer un marathon de productivité musicale, Stu et six partenaires de jeu ont aussi entamé un projet nommé Explorations into Microtonal Tuning. Comme l'annonçait le titre Flying Microtonal Banana, ce premier opus annuel serait produit avec une technique particulière, les micro-intervalles, avec lesquelles Nonagon Infinity s'amusaient déjà un peu. Pour les néophytes, King Gizzard va exploiter les intervalles entre les demis-tons. D'ajuster leurs guitares en conséquence et de pleinement exploiter leurs deux batteurs. Pensez déjà à la frénésie à venir.
Flying Microtonal Banana est outrageusement païen. Un King Gizzard devenu tribal vous apprivoise comme le flûtiste de l'artwork des serpents. Un titre d'ouverture incantatoire comme Rattlesnake annonce la couleur, avec son clip à l'infographie douteuse et pourtant tenant du génie. Le voyage est total, les bourrasques à mi-morceau sont plus corrosives qu'autre chose, pas un centième de seconde de répit ne vous est laissé. Deuxième piste et Melting vous fait déjà complètement fondre, comme son nom l'indique, et il reste pourtant sept morceaux. La voix de Stu est une inarrêtable machine à rocker, maligne et incisive, comme un "torrent de cailloux", mais qui serait plus proche des Rolling Stones que de Nougaro.
FMB, c'est 42 minutes d'un son infatigable. Caractère qui se transmet d'ailleurs à l'auditeur, dont les écoutes répétées ne lasseront assurément pas, l'album étant à la fois impliquant et atmosphérique. Je m'explique : le son si caractéristique de FMB instaure une ambiance, une ambiance poisseuse et enfumée, un air confiné empli de moustiques (et de bananes volantes), un miasme vaudou. Tout en restant un garage rock souillon et grassouillet, propre à se dandiner et à s'égosiller. C'est plutôt pas mal parti.
23 juin 2017 - Murder of the Universe :
Murder Of The Universe est dans les bacs. De disquaires, parce que s'ils étaient dans les bacs à sable, les agressions entre maternelles auraient tragiquement pullulé. Le Roi Gésier et le Sorcier Lézard ne se laissent pas abattre, et ils nous pondent un véritable "disque de monstre", narratif de surcroît.
Murder Of The Universe, le deuxième opus du projet 2017 du Gizz donc, est divisé en trois parties, cryptique triptyque. Trois parties narrées, par Leah Senior pour les deux premières et par la synthèse vocale "UK, Charles" de NaturalReader pour la troisième. Cette histoire commence avec une engeance maléfique, sommairement nommée la Bête, qui peu à peu s'empare de l'homme qui tentait de le combattre - "The Beast DNA is stuck into your nucleus". Puis, changement de monstre, s'affrontent désormais le Seigneur de la Foudre et le Balrog. Deux entités immenses à nouveau, immensité qui se veut retranscrite en musique évidemment. Enfin, King Gizzard nous emporte vers le climax, le "meurtre de l'univers" annoncé, qui prend la forme d'un monde numérique apocalyptique et répugnant (l'antépénultième piste s'intitulant subtilement Vomit Coffin) dans lequel notre narrateur artificiel aurait gagné une conscience.
Le climax de FMB, c'était bien la banane tant attendue, en ultime piste. Ça paraît moins fort comme ça qu'un système informatique aliéné mais en terme de rock'n'roll, ça fonctionnait du feu de dieu - du diable, en ce qui les concerne. Toujours préférer le délire je-m'en-foutiste au délire (ou plutôt désir) de grandeur. Tel un film de genre qui, neuf fois sur dix, sera meilleur en ne révélant son monstre que très peu, pour un climax des plus réussis. FMB était plus subtil.
Bien heureusement, MOTU conserve ce côté fun de FMB, si malin, sans lequel de nombreux écueils seraient assurément apparus au regard d'une telle ambition, au niveau de cet album mais aussi de toute l'année. Cet "amusement", si ce n'est du second degré, ressort non seulement de la grandiloquence hyperactive de certains titres phares. The Lord of Lightning notamment, avec ses nombreuses couches de paragraphes narratifs, couplets, refrains et ponts - eux-mêmes aux "trouvailles" mélodiques réjouissantes. De plus, ils l'ont clippé, et c'est joliment nanardesque. Mais ce second degré se ressent aussi dans les paroles : assertion de la Bête qui se vante constamment d'être si "tordue" - "I'm an altered beast" - ou bien emphase de la narration de Leah Senior aux allures baroques - "There is a secret I've been keeping, a story true and genuine".
Murder Of The Universe est impressionnant, écrasant (cette frénésie sur Altered Beast III, diable), bien qu'en-deçà du précédent. D'un iota, d'une mesure microtonale. Mais au moins, il y a énormément à dire à son propos.
18 août 2017 - Sketches of Brunswick East :
Sketches of Brunswick East, bien plus inoffensif que ses deux prédécesseurs, a le mérite de permettre de découvrir une nouvelle facette du groove de KGATLW, musiciens boulimiques mais surtout indéniablement doués pour tout ce qu'ils tentent. Rencontre entre la formation d'Alex Brettin, le Mild High Club, qui a déjà sorti deux opus de "jazz indie rock", si je puis dire, et les supposés trublions de King Gizzard. Rencontre aussi entre Sketches of Spain de Miles Davis, auquel fait référence le titre, et l'environnement du quartier de Brunswick East de Melbourne dans lequel ils ont passé tant de temps. Cette collab' prend un tournant radical. Bien loin du presque métal de Nonagon Infinity, on a droit à du jazz rock nostalgique. Mais KGATLW pourrait se mettre à faire de la samba ou de la deep house que ça n'étonnerait plus grand monde.
Venons-en aux faits. Verdict : l'encéphalogramme ressemble malheureusement ici davantage à une plaine wallonne qu'au clip de Rattlesnake. On est loin des éclairs, océans de lave, monts et cavernes en graphismes cheapos. Ça, au moins, ça avait le mérite d'avoir de la race. Là, les paisibles quartiers de Melbourne manquent cruellement de relief. Non pas qu'un album plus jazz soit malvenu, au contraire. Un virage encore plus radical aurait même probablement été salutaire. En effet, SOBE s'applique surtout à développer une thématique du temps qui obsédait déjà Alex Brettin et le Mild High Club dans Timeline le bien-nommé. Faire un disque à nouveau haut en couleur mais cette fois-ci sous le signe de la mélancolie semble largement à la portée du talent de nos australiens. Le caractère improvisatoire hérité du Sketches of Spain aurait d'ailleurs, à mon sens, dû aller dans ce sens.
Ce disque a des bons points qui ressortent, oui (que l'on abordera pour finir sur une bonne note, parce que le Gizz le mérite, un point c'est tout) mais reste même un projet d'une facture globale plus sucrée que salée. La déclinaison des deux formations réunies jouant avec leur passé et les idées d'un des monuments du jazz vous donnera du bon (vieux) temps. Les points culminants sont en fin de compte ses "tubes", les titres rompant la (très relative, je le répète) monotonie de l'album. Tezeta, tout d'abord, qui en est le meilleur titre sans conteste. Les anglo-saxons le qualifieraient mieux que je ne pourrais jamais le faire: Tezeta est un "instant earworm", avec son refrain entêtant, l'influence (encore une) de la tezeta, une style musicale éthiopien, se rapportant à une balade blues pour nous, Occidentaux auto-centrés. Référence fraîche et cohérente, "tezeta" signifiant "nostalgie" en amharique. Ensuite, le premier single de SOBE s'intitule Countdown, bonne chanson trouvant toute sa résonnance dans son joli clip. Évolution graphique figurative, à l'esthétique fumeuse mais fameuse et toujours cette même obsession du temps dans les paroles, cherchant le refuge du passé dans la dégénérescence de nos vies.
Le Gizz se renouvelle, même en proposant cinq albums en un an et c'est ce qui lui vaudra toujours mon admiration malgré cette (minuscule) baisse de régime.
17 novembre 2017 - Polygondwanaland :
Polygondwanaland a été annoncé. Et lui aussi aura sa particularité musicale évidemment, mais il aura son concept, son histoire. Après le lancement du projet Explorations into Microtonal Tuning avec FMB, "un concept album visant à détruire tout concept" comme décrit par les producteurs de Flightless Records pour MOTU, et la double rencontre musicale du virage de SOBE, Polygondwanaland sera à nouveau la construction d'un monde mystique sorti de la tête du Gizz. Avec pour spécificité de pouvoir être librement écouté, reproduit ou même vendu, par quiconque le souhaiterait. King Gizzard se sent-il pressé par le temps pour faire produire ses cinq albums par Flightless Records en Australie, ATO Records aux États-Unis et Heavenly Records au Royaume-Uni, comme pour les trois opus précédents ? Assurément. Mais quel plaisir ce sera de voir les packagings libres et décomplexés qui vont sortir de l'imagination des plus grands fans des Australiens. Qui vont même pouvoir en retirer un petit bénéfice en toute légalité, si c'est pas beau.
Au-delà de ce coup marketing désintéressé, Crumbling Castle est le premier single à rallonge de Polygondwanaland (10 minutes 45), dont le clip était sorti il y a un mois. Ce clip, parlons-en. Le design de la cover de l'album partagé par le groupe sur internet était, somme toute, assez affreux. Son style vidéoludique rappelait un peu le design du ...BECAUSE I'M YOUNG ARROGANT AND HATE EVERYTHING YOU STAND FOR (oui, rien que ça) de Machine Girl sorti fin septembre, mais en plus... rangé, disons. D'un réel mauvais goût. Mais alors ce clip. C'est pareil que la cover mais c'est fantastique. Motifs pixellisés, formes plus ou moins abstraites, comme au travers d'un sonar, une dominante rouge et verte, une expérience à part entière qu'on se doit de vivre. C'est incantatoire et nébuleux, et dans une même temps apocalyptique (et informatique). Allié au titre en lui-même, c'est encore plus parfait. On est pile entre FMB et MOTU. Tout ce qu'on pouvait attendre de King Gizzard, en quelque sorte. Crumbling Castle, c'est donc du rock gras jusqu'au-boutiste et on y retrouve ces batailles aux lasers, ce glitch dans la matrice omniprésent.
Mais les autres titres ne sont pas clippés et ne sont pas de cette longueur. Et c'est malheureusement mauvais signe. Crumbling Castle atteignait des sommets grâce à son "absolutisme", jusqu'à sa forme et sa mise en image. Le reste de l'album pêche un peu en terme d'inspiration. Et ça me fait mal au cœur de vous dire cela. Oui, je l'ai dit, on est entre FMB et MOTU. Sauf que Polygondwanaland n'a pas grand chose du jam voudou du premier, sans avoir l'extravagance absolue du second. Polygondwaland est-il un bon album du Gizz ? Probablement. Est-ce que le Gizz n'a jusqu'ici produit que des très bons albums du Gizz ? Très probable aussi.
Où est le problème alors ? En attends-je trop de leur part ? Certainement. Cela est-il dû à leur surproductivité ? Je pense, oui. C'est peut-être là le revers de la médaille de leur défi de 2017. Une trop grande proximité avec la très grande qualité des trois projets précédents, pour au final un album plus "anecdotique" (au-delà de sa complète gratuité). Cependant, les attentes interminables des fans pour un nouveau projet de leur artiste favori aiguisent aussi souvent les déceptions. Vaste question donc.
Reste un aspect du Gizz dont je n'ai pas encore réellement parlé. La constante mystique, la mythologie que Stu se sent obligé d'insuffler à quasiment chacune de leur sortie. Et Stu est assez tourné vers la culture nerd, en résulte des histoires kitschouilles dont l'Immaculée Musique se serait bien passée. Le fait qu'ils ne se prennent pas au sérieux y est pour beaucoup mais c'est parfois superflu, c'était déjà la petite faiblesse de MOTU. Le Gondwana était un supercontinent il y a de cela quelques centaines de millions d'années et sa contraction avec la figure géométrique du polygone créerait un monde à part entière de connexion des âmes ou une connerie du genre. La mythologie que l'on a annoncé à Polygondwanaland lui nuit-elle au final ? Je commence à être d'accord avec moi-même.
Ou bien King Gizzard aurait peut-être dû encore absolument innover au lieu de se retrouver le cul entre les deux trônes que sont FMB et MOTU ? Loin de moi cette idée. Même s'ils en auraient été capables, l'âme du Gizz est présente sur ce quatrième album et c'est bien là l'essentiel. Polygondwanaland n'est pas mauvais. Pas du tout. Mais c'est un album qui n'est pas, plus qu'il n'est. Il n'est pas catchy, il n'est pas nouveau, il n'est pas extrême (et ce ne sont pas les 20 dernières secondes, bizarre collage bruyant, qui changeront la donne). Mais, avant tout, n'oublions pas que Stu se revendique de l'esprit garage, inspiration primordiale du mouvement punk, dont la spontanéité était le dogme premier, bien avant le foutage de gueule et l'engagement politique. Ce que j'essaye de dire, c'est que la bande à Stu a constamment la tête dans le guidon du rock, et encore plus cette année, tandis que je suis là à chercher le cheveu sur la soupe du Gizz. King Gizzard and the Lizard Wizard restera le projet le plus excitant de l'année, à l'autodérision n'ayant d'égal (en vérité bien supérieur, pardonnez mes abus de langage) que leur talent. À quand le cinquième ?